Pour une éthique des contenus

07 mars 2023
Temps de lecture : 9 minutes

Entre bullshit, langue de bois, parler pour ne rien dire, mots à la mode, manipulation, le langage est bousculé.

Sans compter les travers des réseaux sociaux  : ils récompensent les contenus incitant à la haine, par exemple.

Y t-il une moralité face à de tels usages de la langue ?

Pascal Beria interroge nos pratiques de producteurs de contenus : il visite la notion d’éthique appliquée aux contenus et aux réseaux sociaux.

1 – L’éthique des contenus

Ferréole

La communication pourrait avoir tendance à simplifier un concept, une idée pour les rendre plus facilement appropriables et accrocheurs. C’est d’ailleurs ce que l’on peut lui reprocher.
Tu as ainsi écrit « Le mot seul ne peut donc raisonnablement pas exprimer la complexité d’une pensée. Il la simplifie et, par là même, prend le risque de l’affaiblir ou de la trahir. » (issu de l’article Les mots pour le dire, ou l’expression de la pensée)
Il est vrai que mal utilisés, les mots flirtent entre l’influence et la manipulation.
Tu as d’ailleurs écrit « La manipulation par les mots est donc non violente. Elle transforme en douceur l’opinion d’une société entière. C’est ce qui la rend terriblement efficace. » (issu de l’article
Les mots : de l’influence à la manipulation)
Aujourd’hui, tu t’intéresses à l’éthique des contenus. Peux-tu nous éclairer sur cette notion ?

Pascal Beria

Cette notion du langage est à la fois assez ignorée dans les débats et à la fois fondamentale : si l’on creuse, on finit toujours par revenir aux sujets et aux mots et à la façon dont on communique.

Quand on parle de contenu, on ne fait pas référence à un métier, comme journaliste publicitaire, avocat, mais à une pratique.

Tout le monde écrit, produit des contenus, fait de la vidéo.

Cette pratique n’a pas de cadre déontologique, au même titre que certains métiers : journaliste, publicitaire, etc. Si l’on prend l’exemple de l’influence en ligne et du métier d’influenceur, il n’y a pas de cadre.

C’est ce que j’interroge en explorant l’éthique du contenu, délimiter un cadre général de référence pour tous ceux qui sont amenés à travailler sur cette matière première qu’est le contenu.

En général, l’éthique préside toujours à la réglementation. Elle éclaire le droit.

Elle a un côté très malléable et s’adapte plus facilement que la loi aux préoccupations d’une époque.
Par exemple, il est inconcevable aujourd’hui de communiquer pour inciter à fumer ou à rouler vite, et la réglementation est en phase.

Les plateformes ne réglementent que par la technique. Rien n’existe sur le contenu en lui-même.

 Il faudrait être en mesure de garantir les sources, des contenus véridiques sur les réseaux, qui n’exploitent pas l’attention ou qui ne soient pas un copié collé de contenus déjà existants, dans le but de hacker de l’audience.

2 –L’éthique des réseaux sociaux : une utopie ?

Ferréole

Côté réseaux sociaux : ils semblent fabriquer aujourd’hui l’opinion ; alors que ce qui prime c’est d’être vu et non de relayer la vérité. Peut-on parler d’éthique à leur sujet ?

Pascal

« The Atlantic propose de considérer ces plateformes sociales (et notamment Instagram) pour ce qu’elles sont vraiment : des sources d’addiction qui provoquent autant l’euphorie que les névroses.
Et donc de les encadrer au même titre que l’alcool ou le tabac : prévenir des méfaits, expliquer les mécanismes de captation en jeu, taxer à hauteur de la nocivité reconnue, limiter l’accès à un certain âge, etc. »

Un grand paradoxe subsiste : tout le monde produit et est touché par le contenu via les plateformes. Mais cette notion même de contenu n’intéresse personne, à part ceux qui y travaillent : elle est trop abstraite, trop englobante.

Néanmoins, aujourd’hui, on commence à comprendre les volontés cachées d’un certain nombre de plateformes, on s’aperçoit des limites de la communication digitale. Cette prise de conscience générale reste émergente, mais prend de l’ampleur, et c’est tant mieux.

Les modèles économiques des plateformes ont longtemps échappé au législateur : on ne comprenait pas trop comment ça marchait, c’était innovant, rigolo.

Une belle porte ouverte pour les grands acteurs du numérique dans laquelle ils se sont engouffrés pour développer des techniques très éloignées de l’éthique :  techniques de captation, mécanismes cognitifs d’addiction.

Les systèmes économiques mis en place sont largement discutables. Les travailleurs du clic font des micro-tâches payées avec des micro-salaires, qui les paupérisent et les rendent dépendants d’un système auquel ils sont asservis.

Capter l’attention en attisant la haine en ligne sert la pub et les plateformes, mais reste dépourvu d’une quelconque éthique collective.

Bien sûr, aujourd’hui YouTube et Facebook suppriment des contenus. Mais cette pratique interroge également la privatisation de la réglementation puisque c’est la plateforme qui décide ce qu’elle retire.
Quelle éthique de ces plateformes ? Que censurent-elles ou non, que modifient-elles ou non ? Qu’est-ce qui relève du réglementaire, du légal ?

Aujourd’hui émerge une réglementation des algorithmes. Ne nous leurrons pas : un tel volume est impossible à contrôler. L’algo va tellement vite qu’il faudrait un autre algorithme pour le réguler.

Si les plateformes régulaient les contenus : quels seraient les critères et seraient-ils bénéfiques au collectif ?

Comment s’assurer que l’on ne va-t-on pas censurer le philosophe ou le futur sauveur du monde ? C’est quoi le bien collectif ?

Pensons à Facebook qui censure l’origine du monde ou une pub contre le cancer du sein sous prétexte qu’il y a la représentation d’une poitrine, tout en laissant passer des contenus abominables à côté.

L’éthique n’est pas une fin en soi. Comme le disait Paul Ricoeur ‘l’éthique n’est pas un état, c’est toujours quelque chose vers lequel on tend’.

L’éthique, c’est viser quelque chose qui est bon pour soi et pour les autres, dans un cadre institutionnel juste.

Si l’éthique n’est pas une fin en soi, mais une visée, qu’en est-il de l’utopie numérique des débuts ? Elle s’est diluée dans les intérêts privés. Ne serait-il pas temps de revenir à l’idéal des communs ?

 

3 – Éthique des contenus : s’affranchir des GAFAM ?

Ferréole

Quelles seraient les voies pour s’en affranchir ? D’ailleurs, est-ce possible ?

Pascal 

Sortir de ce système n’est pas si simple, les solutions alternatives sont complexes et demandent d’avoir la foi.

Aujourd’hui il n’y a pas d’autre argument que celui de participer à un effort collectif. Ces outils-là fonctionnent avec la masse. Si la masse les boycotte, alors le système s’effondre.

Pour s’en affranchir, c’est vraiment la notion d’émancipation qui est en jeu. Ça passe par une volonté de compréhension des mécanismes dans lesquels nous sommes tous immergés.

4 – Une stratégie de contenus éthique est-elle possible ?

Pascal

Je ne suis pas sûr que l’on puisse ambitionner d’utiliser éthique et efficace dans la même phrase !

Prenons un exemple.

Je pense au hacking de marque : se positionner pendant 48h sur les mots-clés d’un concurrent pour lui prendre ses parts de marché.

Que faire face à de telles pratiques ?

D’un point de vue réglementaire et légal, il n’y a aucun cadre. D’autant que ce hacking dure dans un temps très limité : à peine le temps de s’en apercevoir, encore moins de réagir. il n’y a aucun recours.

Autre exemple, le clic bate ou les titres putes à clic. Tout le monde connaît, sait faire et le pire, c’est que ça fonctionne.

« Les 5 manières d’optimiser votre capital, la 3e va vous étonner » : classique, ce contenu ne sert à rien d’autre qu’à capter l’attention, n’est souvent qu’une réplique d’un contenu que l’on peut trouver partout ailleurs sur le web et est obsolète au bout de 3 semaines. Pourtant, ça clique.

Une recommandation éditoriale éthique pourrait être d’expliciter son positionnement sur telle et telle méthode.

Sensibiliser le client à l’existence de ces pratiques, sans les occulter, au contraire, les révéler pour inciter le client à se positionner, à avoir une éthique du commerce, en pleine responsabilité.

Une stratégie éditoriale éthique pourrait demain être un argument de vente pour nourrir le discours ou la démarche RSE.

Cette stratégie énoncerait un contrat en matière d’impact environnemental, de pollution cognitive, interrogerait la technique de captation des audiences, de respect des publics.

Il y a sans doute 1000 critères à poser : ils permettraient à l’entreprise de demain d’affirmer une démarche responsable en termes de contenus.

Il n’y a pas de réponses tranchées, mais des situations à interroger.
Un conférencier conseillait, pour être vu sur les réseaux, de faire un contenu clivant. Malheureusement, c’est vrai. Ce sont des contenus qui performent. Quel équilibre trouver entre le contenu clivant qui fait avancer le débat et le contenu mou ?

Pensons également au nudge, sujet central en matière de contenus et qui utilise des biais pour inciter les gens à se comporter en ligne, en fonction de ce que l’on estime être bien pour la société. Ce sont des sujets centraux en matière d’UX Writing et de micro-copie. Mais à quel moment et qui décide que c’est bien pour la société ?

 L’éducation est centrale sur ces notions d’éthique de contenu.
Elle permet de développer un esprit critique et de la conscience.

 

5 – Comment nous positionner, nous, producteurs de contenus ?

Pascal

À mon sens , les gens qui n’appartiennent pas à ces métiers-là n’ont pas toutes les clés pour comprendre.

En tant que producteurs de contenu, nous devons être les fers de lance de ces bonnes pratiques d’éthique des contenus.

Pour l’instant, pour communiquer, nous n’avons pas d’autre choix que d’utiliser ces plateformes. En toute connaissance de cause, sans en attendre d’initiatives qui iraient dans le sens de l’éthique.
En revanche, notre rôle est de décrypter pour nos clients les risques qu’il y a à utiliser Facebook, à faire entrer un contenu dans Google, à publier trop d’info. Est-ce que l’info n’existe pas ailleurs, suis-je obligé de répéter 1000 fois ce que j’ai déjà dit ailleurs, quel intérêt à attiser les conflits en ligne ?

En tant que producteurs de contenus, nous sommes bien placés non pas pour décider pour nos clients, mais pour les orienter.

Car cette posture produit un impact sur la captologie, le design, l’écriture, les calendriers éditoriaux, les dispositifs à mettre en place, les chartes, etc.


Un article écrit par Ferréole Lespinasse

Au sein de Cyclop Éditorial, Ferréole accompagne la redirection de la communication à travers l’approche par la sobriété éditoriale : conseil, audit de site, rédaction et formations, conférences et sensibilisation en sobriété éditoriale, rédaction web, langage clair.

Ensemble, recentrons la communication sur l’utile et l’essentiel. Réinventons les règles.